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Quelque part en Californie du Sud
Quelques heures plus tard
Tout d’abord, elle ne vit qu’une petite lumière rouge dans le coin de la pièce.
Quelque chose lui touchait le pied droit.
Sibby sursauta, mais elle ne pouvait pas bouger. Ses poignets et ses chevilles étaient attachés. En plissant les yeux, elle parvint à distinguer ses liens baignés d’une lumière rouge. D’épaisses entraves en cuir et en acier maintenaient ses bras à plat sur la civière et lui écartaient les genoux.
— Il y a quelqu’un ?
Elle entendit un claquement de langue, puis des doigts gantés lui touchèrent délicatement la cheville gauche. Était-elle encore à l’hôpital ? Elle baissa les yeux vers son ventre gonflé et vit une silhouette mince et fantomatique. Elle devait avoir des hallucinations à cause des analgésiques. Tout ça n’avait aucun sens.
La silhouette entreprit d’enlever l’entrave de son pied droit. C’est alors que tout lui revint. Les textos. L’odeur d’amandes. La sensation douloureuse. Les ongles enfoncés dans ses paumes. Les repères. L’ambulance.
Le monstre assis au volant.
C’était donc lui le malade mental qui les persécutait.
L’homme se figea soudain, comme si on avait mis hors circuit son système nerveux. Il était totalement immobile et semblait avoir cessé même de respirer. Son costume moulant ne trahissait plus le moindre mouvement.
Puis il releva lentement la tête pour la regarder en face. Ses deux horribles yeux noirs et morts la fixèrent par les orifices du masque. Sibby s’efforça de ne pas réagir, mais il y a quelque chose de fondamentalement terrifiant dans un visage qui choisit de se cacher.
— Ne vous approchez pas de moi, dit-elle.
— Oh, mais nous nous amusons tellement quand nous sommes ensemble, Sibby. (Il posa sa main gantée sur son ventre et elle réprima un frisson.) Tu ne sens pas le lien qui nous unit ?
— Comment osez-vous me toucher ?
— Je ne fais rien que je n’aie déjà fait, dit Sqweegel. Nous avons beaucoup de choses à nous dire…
il a sibby
Dark sentit son cœur s’emballer alors qu’il traversait l’aéroport à toutes jambes. Les trois mots du dernier texto de Riggins étaient restés imprimés dans son esprit.
Ce n’était pas le seul message. Riggins l’avait littéralement mitraillé et tout était arrivé dans sa boîte de réception dès qu’ils avaient atterri et qu’il avait pu rallumer son mobile. Chacun avait été comme un clou en acier enfoncé dans son cœur. Le premier était un avertissement :
un sur toi
En d’autres termes : les agents de l’Unité noire étaient lancés à ses trousses. Pendant tout ce temps, Riggins avait surveillé le faux nom sous lequel voyageait Dark. Tout s’était bien passé à l’aller vers New York, mais à mi-chemin, au retour, le nom – Gregg Ridley – était apparu sur la liste de surveillance de la Sécurité nationale. Cela ne pouvait signifier qu’une chose : Wycoff avait tout découvert et passé un coup de fil à ses sbires.
Dark se doutait que cette fausse identité ne tiendrait pas longtemps. L’incident sous le pont de Brooklyn avait dû mettre la puce à l’oreille des tueurs de Wycoff. Il suffisait de procéder par élimination pour obtenir une liste des personnes qui avaient fait l’aller-retour entre Los Angeles et New York dans cette période donnée pour découvrir le pot-aux-roses.
Le deuxième message avait été bref, mais glaçant :
sq a stoppé ambulance sur 405
Puis :
3 morts
Et enfin :
il a sibby
En conséquence, de quel vers de la comptine s’agissait-il ? Sqweegel venait de capturer les deux personnes qui comptaient le plus dans la vie de Dark. Allaient-elles pleurer ? L’une d’elles allait-elle mourir ?
Dark avait l’impression de connaître cette comptine depuis toujours, comme un bruit de fond qu’il avait réussi à ignorer jusqu’à ce qu’il soit trop tard. Il lui était impossible de ne plus l’entendre, de la chasser de son esprit assez longtemps pour pouvoir réfléchir posément. C’était juste une saleté de comptine. La chansonnette d’un pervers qui voulait faire croire que ses paroles avaient une sorte de pouvoir symbolique sur le monde. Alors qu’elles n’étaient rien. Lui-même n’était rien. Et quand il serait mort, les paroles s’évaporeraient.
Malgré tout, il entendait toujours la voix de son ennemi chuchotant la comptine dans son crâne…
Un mort, un jour, nous verrons.
Deux, un jour, pleureront.
Peu après, il lui ôta ses entraves, la prit par le bras et la força à se mettre debout sur ses pieds gonflés. Elle pria le ciel que les broches maintenant son fémur et son péroné résistent.
Sibby n’avait pas bougé depuis l’accident et elle fut prise d’un étourdissement en se redressant. Elle avait mal au ventre et sa poitrine la lançait.
Résister ne servirait à rien. Elle risquait de trébucher et de blesser le bébé.
— Marche, ordonna le monstre en la soutenant.
Cela lui répugna de sentir sous son bras sa nuque osseuse, même à travers le latex.
— Marche, répéta-t-il sèchement.
Non, elle en était incapable. Elle arrivait à peine à bouger. Elle se relevait tout juste d’une grave intervention chirurgicale. C’était comme si elle avait eu des sacs de plomb attachés aux membres.
Un coup de pied à sa jambe la força à faire un pas. Il la soutint et poussa l’autre jambe.
— Pourquoi vous me faites ça ?
— Il est prouvé que la marche déclenche les contractions, répondit-il.
— Non. Je refuse d’accoucher dans cet endroit répu…
— Marche ! hurla-t-il en lui poussant chaque pied l’un après l’autre.
Sibby aurait voulu pouvoir lui arracher la tête. Mais elle avait à peine la force de se retenir de tomber.
— Voilà, dit-il.
Le pied gauche. Le droit.
— Concentre-toi sur tes pieds. La nuit sera longue.